LES ENFANTS ET L'AMOUR

Je fais de la suppléance depuis 2006. Je remplace les spécialistes en arts dramatiques, plastiques, musique et danse tout en poursuivant une démarche en théâtre et cirque. J'entraîne à la créativité et explore le jeu clownesque avec les enfants de la maternelle au cégep. Mon bonheur de suppléante réside dans la créativité des milliers d'enfants que je croise, chaque année, et d'entretenir avec eux un dialogue général sur des sujets féconds, surtout en Univers social, dont celui très gloussant de l'amour. Dès le préscolaire, des petits vibrent d'intensité émotive pour garçon ou fille, sans égard de genre. Il.elles me touchent profondément.

Un de mes beaux souvenirs remonte à mes débuts dans une école de Terrebonne. J'y ai connu un petit couple de première année qui sortait ensemble depuis deux ans. Depuis la maternelle, quoi. Ils s'assoyaient toujours ensemble en se tenant la main, ou lui avec une main sur son genou, elle moulée contre lui. Un vrai petit couple toujours à sa place. Ils ne bougeaient pas, ne s'agitaient pas, avec une écoute irréprochable. Trop cute, les petiots! Deux angelots dans un tableau de Raphaël. Je n'ai jamais eu le coeur de les séparer. Et si parfois on avait le malheur de s'en plaindre, genre - Oui mais Madame, lui là, pis elle là... Chichi! je répondais pour couper court aux protestations. Le petit couple est devenu une normalité dans l'ordre établi de la classe.

Un autre matin, un autre groupe, alors que le soleil entrait à profusion dans le local, je jasais avec les élèves, demandais comment ça allait et balayais la classe des yeux quand j'attrapai le regard d'un petit garçon qu'il promenait sur la somptueuse et infiniment longue chevelure rousse de sa voisine de place. Il était totalement hypnotisé, gorgé de beauté et de stupéfaction, la lèvre pendante. La fillette, qui lui tournait le dos, n'en soupçonnait rien. Je lançai à la volée: - Ciel! Qu'il y a de l'amour dans ces yeux là, en fixant le garçon. Tous les élèves se sont retournés, figeant de honte le petit, mais faisant se retourner la jolie rousse qui, souriante, lui a sauvé la vie, sans l'empêcher de devenir écarlate. C'est qu'il venait de comprendre qu'il était aussi l'élu de son coeur. À partir de ce jour, le couple vécut au grand jour de la classe jusqu'à la fin de l'année. Ils m'ont raconté qu'ils étaient voisins de maison depuis leur naissance, amis de carré de sable du plus loin qu'il.les se souviennent. C'était un couple sans histoire aussi, tendre et attentionné.

Ha l'amour! Sujet toujours gloussant pour les enfants. Quand on fait des virelangues, on les essaie sur plusieurs modes, différentes émotions. Coup classique, sitôt que j'indique amoureux.ses comme émotion, la moité du groupe part à rire, se cache les yeux, débarque, proteste, se saute dessus, assez pour perdre la classe. Et pourtant, je persiste, en m'amusant de leurs réactions, en échangeant avec les élèves qui restent des regards tendres, bienveillants, joyeux, câlinants, confiants, sympathiques, taquins, si fins à en rattraper la plupart des récalcitrant.es. Avec certains groupes, certaines écoles où je retourne 2-3 fois/année, à la longue, ce jeu en vaut la chandelle. Les comportements des enfants s'ajustent rapidement et feraient une excellente introduction au cours d'éducation à la sexualité.

Une fois en hiver, à la récré du matin, j'ai surpris une demi-douzaine de garçons à plat ventre dans la neige, à creuser frénétiquement la couche de glace et de garnotte contre le mur de l'école. Ils avaient l'air agité. Que se passe-t-il, les gars? Avez-vous perdu quelque chose? Et les six de vouloir m'expliquer en même temps... - Wo-wo-wo! Un à la fois, dis-je - C'est Miguel qui a échappé une bague. - Une vraie bague ou une bague jouet, je demande? - Une vraie bague, c'est la bague à sa mère. - Miguel? Que faisais-tu avec la bague de ta mère à l'école? - C'est à moi, elle me l'a donnée, j'ai le droit de la donner à qui je veux, se défend Miguel. - Je comprends, Miguel, mais donner une bague, c'est un message d'amour fort, comme une demande en mariage. Tu veux donner la bague à la personne que tu aimes? Miguel se trouble, il ne sait plus quoi dire. - L'amitié, ça compte aussi, répond-il faiblement. À nouveau les six de vouloir m'expliquer que Miguel change d'école aujourd'hui et qu'il voulait laisser un souvenir.... - Re-Wo-wo-wo! Miguel? Oui, l'amitié ça compte, mais alors tu ne veux pas la donner à une fille, c'est ça? - Non, à un garçon, me répond-il pas sûr de lui. J'ai beaucoup d'amis alors j'ai décidé de la lancer par en arrière au premier qui l'attrape. - Comme le bouquet de la mariée? - Oui, mais là, elle est perdue. Il s'est mis à pleurer déclenchant un regain de creusage des boys dans un silence étonnant qui durat jusqu'à la cloche.

Les enfants tombent en amour comme les grands, sans l'avoir vu venir, sans comprendre comment. Ils tombent en amour comme en pleine face, souvent, en se relevant pour recommencer. L'amour, avec eux, c'est pas compliqué, ça va de soi, ça va par là, comme les enfants font pour grandir en avalant tout sans questionner! Parce qu'en amour la confiance est d'abord aveugle et qu'un enfant a le droit de grandir en toute innocence.


Ginette Racine Mars 2020


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